Introduction au mémoire de :
LOU VILLAPADIERNA
POUR UNE VOIX VIRTUELLE
Il me semble vain de partir à la découverte du point zéro d’une recherche. Sans doute des indices pourraient-ils être décelés dans ma pratique musicale du violoncelle et du chant, mais je n’ai pas l’intention de me retourner vers une hypothétique origine. Tou- tefois, la musicienne que j’ai été, que je suis encore, m’a permis de développer une pra- tique plastique à la fois sonore et visuelle. Mon attention s’est donc très vite portée sur la voix au vu de son omniprésence dans mes réalisations plastiques et de ses potentialités théoriques à investir. Dès les premiers instants de cette recherche, deux questionnements ont émergé : quand la voix a-t-elle commencé à exister et dans quelle mesure cette ori- gine de la voix m’intéresse-t-elle ? Ces questions suggèrent un examen scientifique ap- profondi des multiples temporalités et existences auxquelles la voix est corrélée, ce qui ne sera pas le cas ici, bien évidemment, mon sujet d’étude étant tout autre. Cependant, mes premières recherches ont révélé que l’origine de la voix a souvent été l’objet de fas- cination et spéculation de par l’impossibilité d’un passé objectif et d’études épistémolo- giques la concernant. Supposé que j’écoute un paléoanthropologue, il me racontera une certaine histoire de la voix, profondément différente de celle du médecin spécialisé dans l’appareil supra-laryngé. Les récits la concernant sont déjà polyphoniques. Si déceler l’origine m’intéresse tant dans le cas de la voix, c’est parce qu’elle demeure énigmatique et floue. L’un des objectifs de cet écrit est de repenser une nouvelle forme d’appréhen- sion de la recherche dans le champ des arts plastiques, avec pour objet d’étude la voix, son origine et ses nouvelles potentialités dans la pratique artistique, à l’image d’un ar- chéologue qui analyse les ruines et objets des civilations passées.
Cette recherche, pour reprendre les mots de Giorgio Agamben, « est une recherche de l’archè, qui veut dire ‘‘commencement’’ et ‘‘commandement’’ en grec. Dans notre tradition, le commencement est à la fois ce qui donne naissance à quelque chose et ce qui en commande l’histoire». L’idée est donc de repenser et analyser le commencement des êtres et des choses pour écrire, et parfois même réécrire, une histoire et penser de nouvelles définitions. Aborder la« méthode archéologique » pour analyser la voix, ce qui est a priori impossible, c’est se heurter au néant. L’histoire de la voix est manquante. L’archéologie s’appuie avant tout sur des ruines des civilisations, des écrits, des fossiles. La première question que je pose est donc la suivante : quelles sont les ruines de la voix ? D’où puis-je commencer ? Il me faut dans un premier temps redéfinir d’une certaine manière les enjeux et dynamiques premières de la voix, de sa morphologie au logos auquel elle est souvent corrélée. Je pars du postulat suivant : la conception contemporaine de la voix n’est plus appropriée au regard du monde contemporain. Il faut en un sens déconstruire ce qui constitue la voix aujourd’hui, afin de repenser depuis ses ruines vocales, un Nouveau Monde pour la voix. La voix n’est-elle pas l’un des maux les plus violents de notre époque ? Cet écart entre les espèces, formé par sa soi-disant exclusivité humaine, ne serait-il pas l’un des points névralgiques de la crise de l’altérité contemporaine ?
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Mon travail consiste à chercher les voix des possibles, afin de repenser un paysage sonore, mais aussi de nouveaux enjeux dans notre rapport à l’altérité. Ce qui m’intéresse ici, c’est comment la polyphonie formée par les différentes formes de discours sur la voix — scientifiques et artistiques — peut me permettre de dresser un contour aux perspectives multiples, du concept stratifié de voix virtuelle. Et ainsi en quoi cette recherche ontologique me permet de penser un nouvel outil d’énonciation pour la fiction dans mes films et mes écrits. L’ontologie est un travail de démontage. Démontage de ce qui a été assemblé par le passé. De ce travail de démontage émergent de nouvelles ruines vocales qui deviennent les points de départ de la création — à travers l’analyse personnelle d’une pratique du film et de la fabulation — d’un tout autre rapport à la voix, non pas lié aux faits, mais aux récits possibles la concernant. Concernant ma pratique, le médium film s’est tout de suite imposé à moi, parce qu’il s’écrit comme une partition musicale, entre image et son. Je tire parti d’une ex- périence de la polyphonie chantée pour construire une recherche plastique qui combine plusieurs voix filmées restituées en même temps, dans un même lieu. Au cinéma, comme le démontre Gilles Deleuze, le film est toujours le récit d’un des possibles.
Dans mes ins- tallations vidéo, je propose une autre forme de récit à plusieurs voix dans l’impossibilité de n’en proposer qu’une seule. Risquons une définition du terme polyphonie : étymologi- quement, du grec polyphônia, « grand nombre de voix, de sons, en parlant des oiseaux, de flûtes, dérivé de polyphônos – composition polyphonique à plusieurs voix. Terme d’écri- ture assyrienne qui signifiait pluralité de sons et d’articulations attachée à un même signe vocal, combinaison, dans la musique, de plusieurs voix, de plusieurs instruments». Selon le Littré : « Très anciennement, les Grecs faisaient usage de la musique polyphonique et n’étaient pas même étrangers à l’art de mélanger dans la polyphonie la dissonance avec les consonances». De ces définitions, comment penser une nouvelle voix polyphonique ? Le point nodal de cette recherche se trouve dans cette fascination pour l’outil vocal, premier dans l’élaboration des récits, mais aussi dans l’exercice du chant dont j’ai la pratique.
Ce mémoire est donc une tentative de rendre abstrait le phénomène de la voix humaine dans le but d’en révéler – parfois par le contour, parfois en portrait – de nouveaux possibles. Je voudrais déco(rps)réler la voix, si propre à l’homme, par le chemin de la dé- construction des phénomènes qui la définissent. Le protocole mis en place dans cet écrit va tout d’abord tenter de définir le concept de voix, de son origine si contestée à son utilisation essentielle dans la transmission des récits. Le second temps de la recherche s’attachera à analyser les différents aspects de la voix sans corps, une voix dont la source de production se fait absente, voire inexistante. Enfin, le troisième temps fera l’examen approfondi de la création d’un nouvel outil d’énonciation, libéré de tout ce qui fait de la voix une voix. C’est donc dans une logique soustractive — ôter à la voix ce qui la définit intrinsèquement — que la voix perd peu à peu chacun de ses composants pour devenir autre : la voix virtuelle. Par ailleurs, la construction d’un tel outil — la voix virtuelle — se fera entre autres par l’étude du développement et l’utilisation de nouvelles formes de voix par la production de narrations spéculatives. C’est donc le passage de la matière à l’éther qui est ici en jeu. Cette enquête par la soustraction vise à redéfinir les nouveaux enjeux contemporains de l’altérité, aussi bien dans ce qui est appelé réel que dans la fiction. Il s’agit donc de créer cette voix virtuelle, cet outil à la fois théorique et plastique, grâce auquel cette enquête pourra faire émerger une nouvelle approche de notre limite au non parlant et au non-vivant. Considérer une telle voix — i.e. une voix qui ne peut pas s’actualiser ni par la phonation ni par l’écoute, comme elle sera définie plus loin dans ce mémoire —, c’est virtuellement conférer à l’altérité de laquelle l’humain s’est distancié une nouvelle puissance avec laquelle discourir et échan- ger. C’est aussi, au sein des arts, un nouveau moyen de fictionnaliser cet autre dont nous devons, sinon détruire, du moins redéfinir la frontière fixe qui lui a été imposée. L’objet ici est d’aborder, par la porte détournée du concept de voix virtuelle, la question de l’être face au logos, et ainsi de poser la question de la structure finie de nos relations avec l’ensemble des biotas.
Ce mémoire tente ainsi de développer une nouvelle approche de la plasticité de la voix au centre des fictions par le postulat suivant : toute entité vivante ou non vivante possède une voix/plusieurs voix, réduites au silence par la construction souvent violente de notre unicité au sein de notre espèce. En fictionnalisant un nouveau niveau d’existence, apparaissent de nouvelles manières de « vivre et mourir sur cette terre ». La voix virtuelle est un outil qui déconstruit la frontière érigée entre la nature et la culture. Si grâce à une telle voix il devient possible de penser de nouveaux modes d’existences pour les entités et/ ou êtres vivants dont l’humain s’est disjoint au cours des processus modernes, il devient possible d’accéder à un nouveau système relationnel où la finitude de notre espèce et des autres entités explose. Englober par le récit la totalité des réseaux d’existences devient alors possible. Une telle voix est ici considérée comme outil par lequel il devient possible de dépasser la finitude de l’humain pour accéder à une nouvelle forme d’absolu et au dé- passement de son état de conscience maximal. Si cet état peut être dépassé à l’échelle de l’absolu, il peut assurément l’être à l’échelle des dualismes.